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Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international

OTTAWA, le mercredi 3 février 2016

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui, à 16 h 15, pour étudier les relations étrangères et le commerce international en général (Sujet : Argentine : perspectives politiques, économiques et internationales).

La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Honorables sénateurs, tout d'abord, sachez que nos réunions seront désormais télédiffusées en format grand écran, ce qui permettra évidemment aux téléspectateurs qui nous regardent d'avoir une meilleure vue d'ensemble du Comité sénatorial.

Cet après-midi, comme nous l'avons dit lors de la séance à huis clos, nous avons sélectionné divers sujets que nous aimerions approfondir afin de mieux les comprendre et de voir si nous pourrions apporter une contribution unique au débat actuel sur la politique étrangère.

Nous sommes très privilégiés aujourd'hui de pouvoir entreprendre une étude sur les perspectives politiques, économiques et internationales de l'Argentine. Nous sommes très reconnaissants envers M. Allan Culham, qui a accepté de se joindre à nous et de nous présenter un exposé. Il a occupé plusieurs postes au sein de divers ministères fédéraux, notamment l'ancien ministère des Affaires étrangères et du Commerce international.

M. Culham a été ambassadeur du Canada auprès de la République du Guatemala et de la République d'El Salvador de 1999 à 2002, de la République bolivarienne du Venezuela de 2002 à 2005, et enfin de l'Organisation des États américains de 2010 à 2014.

Monsieur Culham, nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation. Nous avons entamé nos travaux la semaine dernière, et vous nous avez répondu très rapidement.

L'Argentine a fait les manchettes ces derniers temps, pas toujours sous un jour positif, en raison de conflits importants avec la communauté internationale et d'un certain nombre de questions bilatérales. Ce pays semble vivre un tournant politique, mais on ne peut pas préjuger de son ampleur. Toutefois, grâce à votre expérience, vous serez sans doute en mesure de nous éclairer sur la situation dans cette région, en particulier en Argentine. Après votre exposé, nous enchaînerons avec une période de questions, si le temps le permet.

Nous vous remercions d'avoir accepté d'être des nôtres aujourd'hui, avec si peu de préavis, et nous vous savons gré des services que vous avez rendus au Canada dans le cadre de vos diverses fonctions. Soyez le bienvenu au comité.

Allan Culham, ancien ambassadeur du Canada (Guatemala, El Salvador et Venezuela) et représentant auprès de l'Organisation des États américains, à titre personnel : Merci beaucoup, madame la présidente.

Tout d'abord, sachez que c'est un privilège pour moi d'être ici cet après-midi, et je tiens à vous remercier, vous ainsi que vos collègues du Sénat, pour votre invitation.

[Français]

Je vous remercie de l'invitation à comparaître devant vous cet après-midi. J'ai passé 10 ans en Amérique, dans le cadre de ma carrière d'ambassadeur.

[Traduction]

Je tiens à dire que les 10 années que j'ai passées en Amérique latine, à titre d'ambassadeur, ont été parmi les plus stimulantes et enrichissantes de ma carrière.

Madame la présidente, je crois fermement que les relations que le Canada entretient avec les Amériques ne reçoivent pas l'attention qu'elles méritent. Je suis ravi que votre comité ait décidé de se pencher sur ce sujet pour amorcer la nouvelle année. D'après mon expérience, les pays des Amériques sont si proches du Canada, géographiquement parlant, qu'ils sont souvent délaissés au profit d'autres enjeux importants ailleurs dans le monde.

Ma première visite en Argentine remonte à 1993. À l'époque, le gouvernement m'y avait envoyé pour négocier, ou plutôt renégocier, l'accord de coopération nucléaire entre le Canada et l'Argentine. Cet accord avait été suspendu, car l'Argentine était en pleine dictature militaire, et on craignait qu'elle utilise la technologie canadienne pour développer une arme. Toutefois, après la chute de la dictature militaire argentine en 1983, à la suite de la guerre des Malouines en 1982, il y a eu un retour de la démocratie, puis une reprise de la coopération nucléaire avec le Canada.

C'était mon premier voyage en Amérique latine.

Les relations bilatérales entre le Canada et l'Argentine ont beaucoup évolué depuis 1993, tout comme l'ensemble de l'hémisphère. Alors que je me préparais à venir témoigner devant le comité, j'ai appris que le réacteur d'Embalse, qui est le réacteur CANDU vendu à l'Argentine, est en train d'être remis à neuf et rouvrira d'ici quelques années. Il permettra d'alimenter l'Argentine en électricité pendant encore 30 ans.

Par conséquent, il y a un continuum important de nos relations dont il faut tenir compte.

Avant de vous parler de l'Argentine, j'aimerais vous décrire la situation dans les Amériques, car je ne crois pas que l'on puisse réellement comprendre les relations Canada-Argentine sans savoir ce qui se passe de façon générale dans la région ni comment ces changements se répercuteront sur notre société.

Ce que je voudrais dire d'emblée, c'est que même si le Canada fait partie des Amériques, il a surtout misé sur ses relations avec l'Europe et les États-Unis au cours des dernières années. Il tisse des liens économiques de plus en plus étroits avec l'Asie, et il néglige son propre territoire, à savoir les Amériques.

On n'a qu'à penser au virus Zika qui nous touche en ce moment. Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres, mais si on prend des enjeux tels que la drogue, la migration, le crime organisé, les catastrophes naturelles, les droits de la personne et la démocratie, ce sont tous des sujets qui trouvent écho au Canada. Ce qui se passe dans les pays d'Amérique a une incidence directe sur notre société et le bien-être des Canadiens. Nous sommes enracinés dans les Amériques, et j'estime que nous négligeons nos relations avec elles à nos risques et périls.

Tout d'abord, j'aimerais souligner qu'on n'a pas besoin de chercher bien loin pour constater que des changements importants ont secoué les Amériques, en particulier l'Argentine, depuis la dernière année. Premièrement, ce qui peut être d'un grand intérêt pour vous, c'est l'élection du nouveau gouvernement argentin. Personnellement, je considère que c'est une très bonne chose. Après l'arrivée au pouvoir du gouvernement Kirchner, le populisme nationaliste a été pendant longtemps une source de division et de confrontation qui a nui au développement de relations internationales constructives.

Je crois que l'élection de ce nouveau gouvernement en Argentine aura des répercussions positives non seulement sur nos propres relations avec l'Argentine, mais aussi sur le rôle que peut jouer ce pays dans notre hémisphère en vue d'être plus constructif et d'obtenir de meilleurs résultats.

Deuxièmement, on sait que des négociations de paix sont en cours entre le gouvernement colombien et les FARC. Les deux parties se sont engagées à conclure un accord de paix au cours de l'année 2016. Ces négociations se déroulent actuellement à La Havane.

On ne peut pas sous-estimer l'importance de mettre fin à ce conflit civil en Colombie, qui afflige ce pays depuis 40 ans. Si on peut y mettre fin, on éliminera un obstacle énorme à la consolidation de la paix et au développement démocratique dans cette partie du monde, sans parler de la Colombie qui, si elle devient membre de l'OCDE et de la communauté internationale comme elle le souhaite, pourrait améliorer sa viabilité.

Troisièmement, il y a le rapprochement entre les États-Unis et Cuba, qui a abouti à une poignée de main entre les présidents Castro et Obama à l'occasion du Sommet des Amériques tenu au Panama l'an dernier. Cet embargo constituait un sujet de discorde depuis 1959, année de la prise du pouvoir par les révolutionnaires cubains. Au fil des ans, c'était devenu un symbole iconique d'irritation entre l'Amérique latine et les États-Unis. Par conséquent, la situation actuelle représente un grand pas vers le rétablissement d'un dialogue dans tout l'hémisphère.

Quatrièmement, la baisse des cours des matières premières en Amérique latine a des répercussions sur l'ensemble de l'hémisphère, y compris l'Argentine, qui est une économie fondée sur les ressources.

Quatre-vingt-quinze pour cent des recettes étrangères du Venezuela proviennent de la vente de pétrole. Le fait que le prix du pétrole soit passé de 130 $ à 30 $ a un impact désastreux sur l'économie. En plus du régime autocratique du Venezuela et du président Maduro, ainsi que de l'effondrement de l'économie qui est imminent dans ce pays, cela risque de se traduire par une énorme crise humanitaire à laquelle tout l'hémisphère devra faire face, sans parler de la crise politique et économique.

Ce portrait semble bien sombre, mais il y a tout de même d'autres éléments très positifs dans l'hémisphère. Je vais commencer par vous parler de l'Argentine.

Pas plus tard que ce matin, dans le journal, il y avait une petite histoire au sujet du gouvernement argentin qui était parvenu à un accord avec des détenteurs de titres de dette italiens en défaut depuis 1983 à cause du gouvernement Kirchner. Le litige entre l'Argentine et les fonds dits « vautours » était dans l'impasse, mais le nouveau gouvernement Macri a décidé d'adopter une approche plus pragmatique en vue de le régler. Ce n'est qu'un petit détail, mais qui est très représentatif du nouveau tournant que prend le gouvernement Macri relativement à ses relations économiques internationales.

J'entrevois également un nouveau rôle constructif pour l'Argentine sur la scène multilatérale, pour ce qui est de ses relations avec l'Organisation des États américains, dont j'ai été le représentant à Washington pendant quatre ans pour le compte du Canada.

L'Argentine n'a pas toujours joué un rôle constructif dans les discussions de l'OEA. Elle s'est souvent rangée du côté des membres de la Révolution bolivarienne — c'est-à-dire le Venezuela, l'Équateur, la Bolivie et le Nicaragua. J'irai même jusqu'à dire qu'elle a presque nui à l'efficacité de l'organisation de par son attitude très négative à la table. Ce qui me rassure, c'est que tout indique que la situation est en train de changer.

Nous devons essentiellement collaborer avec des pays comme l'Argentine et d'autres pays de la région aux vues similaires si nous voulons obtenir un changement positif et constructif. Je continue de le répéter parce que je considère que nous sommes à l'aube d'une ère nouvelle en ce qui concerne nos relations avec l'Amérique latine. J'ai souvent pensé que le pendule dans les Amériques était allé beaucoup trop loin vers la gauche, avec une rhétorique très dévastatrice, nationaliste, populiste qui était anti-impérialiste et anti-américaine. Mon travail, à Washington, consistait à défendre les droits de l'homme et à assurer la bonne gouvernance — bref, ce que prévoit la Constitution : maintenir la paix, l'ordre et le bon gouvernement —, afin de promouvoir les principes du gouvernement canadien qui devraient également prévaloir dans les Amériques. Maintenant, je crois que le pendule a commencé à revenir.

L'élection de Mauricio Macri en Argentine revêt une importance énorme. L'élection d'une assemblée nationale majoritairement d'opposition au Venezuela est également un grand pas. Il y a également des développements dans le dossier du Partenariat transpacifique concernant le Chili, le Mexique, la Colombie et le Pérou, comme membres de l'Alliance du Pacifique.

La semaine dernière, le ministre des Affaires étrangères, Stéphane Dion, a rencontré à Québec ses homologues des États-Unis et du Mexique pour essayer de mieux organiser cet espace commun de l'Amérique du Nord afin d'être dans une meilleure position pour régler les enjeux auxquels sont confrontées les Amériques.

Madame la présidente, il n'y a pas de doute que le Canada est un partenaire précieux dans les Amériques. La société canadienne a une longueur d'avance considérable sur le gouvernement canadien en ce qui a trait à son engagement au sein de l'hémisphère, qu'il s'agisse des touristes, des gens d'affaires, des universitaires ou des groupes religieux. Autrement dit, le gouvernement canadien tire de l'arrière, alors que notre société canadienne devient de plus en plus engagée dans cette partie du monde.

Si vous me le permettez — et je vais revenir à l'Argentine dans ma conclusion —, maintenant que je suis à la retraite et que je n'ai pas à faire approuver ce que je dis par le gouvernement canadien, je vais me permettre de vous prodiguer quelques conseils en tenant compte de mon expérience merveilleuse à titre de fonctionnaire et d'ambassadeur dans la région pendant 10 ans, et même 13 ans si on compte les années où j'étais au Mexique en tant que chef de la section politique. C'est une région fascinante, et je suis très privilégié, moi autant que ma famille, d'avoir pu faire connaissance avec cette partie du monde.

Voici donc ma liste des 10 choses à faire, à la David Letterman, pour améliorer nos relations avec l'Argentine et les Amériques.

L'établissement de relations personnelles à tous les niveaux est extrêmement important pour nos collègues en Amérique latine et dans les Caraïbes. Par conséquent, je n'insisterai jamais assez sur la nécessité que nos dirigeants politiques rencontrent leurs homologues en personne au Pérou, en Argentine, au Brésil et au Mexique. Ce sont des pays qui revêtent une importance cruciale dans la région et pour l'avenir du Canada. Le développement de relations personnelles au plus haut niveau politique rend la création de relations de travail à mon ancien niveau beaucoup plus facile.

En ce qui a trait au commerce, nous devons renforcer l'ALENA, puis mettre de l'avant le Partenariat transpacifique. De plus, nous devons approfondir nos relations avec les pays de l'Alliance du Pacifique.

Il y a de grandes occasions à saisir sur le plan économique dans cette partie du monde, et si j'avais des millions de dollars à investir quelque part afin de pouvoir vivre des dividendes à ma retraite, je me tournerais certainement vers l'Amérique du Sud.

Je ne vous ai pas parlé de la revitalisation du Sommet des leaders nord-américains parce que nous venons tout juste de tenir la réunion des ministres des Affaires étrangères de l'Amérique du Nord à Québec. Toutefois, je considère que nous devons relancer le Sommet des leaders nord-américains, qui a en quelque sorte été abandonné au cours des dernières années. Encore une fois, cela peut vous sembler symbolique, mais c'est primordial pour le commerce pour les mois et les années à venir, d'où l'importance d'encourager nos dirigeants à se rencontrer.

L'Organisation des États américains est la seule organisation multilatérale dans l'hémisphère qui réunit tous les pays sous un même toit. Au cours des dernières années, l'Argentine et ses alliés bolivariens ont mis sur pied un nouveau groupe appelé Communauté des États latino-américains et caribéens, ou CELAC, qui exclut le Canada et les États- Unis. Ce groupe s'est réuni la semaine dernière à Quito, en Équateur, et le président de l'Équateur a demandé l'abolition de l'Organisation des États américains afin qu'elle soit remplacée par la CELAC qui, selon lui, est plus représentative de l'hémisphère.

À mon avis, on ne peut pas parler de ce qui se passe dans l'hémisphère, que ce soit le crime organisé, les drogues ou la migration, sans que le Canada ni les États-Unis soient à la table. Cela fait partie du pendule qui revient, mais nous n'en sommes pas encore là, étant donné les appels à la division et à l'exclusion au sein de l'hémisphère.

Le Canada a sa place au sein de l'OEA. Cette organisation a des faiblesses structurelles. Toutefois, notre pays doit réaffirmer son engagement à son égard. Notre ministre des Affaires étrangères devrait se rendre à Washington afin de prendre la parole à l'OEA et lui faire part des priorités canadiennes.

Je proposerais sérieusement, madame la présidente, que le Canada présente un candidat au poste de secrétaire général à l'OEA ou, du moins, à celui de secrétaire général adjoint d'ici trois ou quatre ans, lorsque les élections auront lieu. Nous venons de tenir des élections et nous n'étions pas intéressés à ce moment-là à présenter un candidat, mais sachez que nous sommes membres de cette organisation depuis plus de 20 ans. Nous payons 11 p. 100 de la facture de l'OEA. Nous faisons valoir nos valeurs canadiennes, et le moment est venu d'assumer un rôle de leadership au sein de l'organisation.

Je vous ai parlé du processus de paix en Colombie. Nous devons faire tout notre possible pour que ces négociations connaissent un dénouement heureux. Ce qui sera encore plus difficile, c'est d'établir concrètement cette paix en Colombie. Nous avons appuyé des missions de paix des Nations Unies en Haïti, au Guatemala et au Salvador, et nous devrions surveiller la Colombie de près afin de voir comment les choses se déroulent.

Pour conclure, madame la présidente, je suis désolé de m'être un peu éloigné du sujet de l'Argentine, mais je crois sincèrement qu'il faut connaître les grands enjeux de l'hémisphère avant de pouvoir comprendre l'importance des relations Canada-Argentine.

J'irais même jusqu'à dire que l'arrivée au pouvoir du gouvernement Macri en Argentine changera la donne. Il pourrait marquer le début d'une nouvelle relation entre le Canada et l'Argentine. Chose certaine, nous avons eu nos différends par le passé, notamment en ce qui concerne les îles Malouines, l'avenir de l'Organisation interaméricaine de défense et la promotion de la démocratie à l'OEA à Washington. Espérons qu'avec un nouveau gouvernement en place, nous ferons des progrès sur tous ces fronts ou, à tout le moins, nous collaborerons de manière plus constructive.

Madame la présidente, pour terminer, j'aimerais vous dire que le prochain Sommet des Amériques aura lieu à Lima en 2018. Cela vous semble loin, mais dans l'histoire de l'hémisphère, ce n'est pas loin du tout. Nous devrions profiter de cette occasion pour encourager notre premier ministre, nos ministres, nos sénateurs et nos députés à entrer en relation avec leurs homologues dans la région. Vous serez étonné de l'accueil chaleureux que vous recevrez dans cette partie du monde. Nous devons réaffirmer le rôle du Canada au sein des Amériques, parce qu'il est essentiel à la prospérité de notre propre société, sans parler des diasporas qui font partie de la société canadienne et qui ont enrichi notre pays.

Je suis désolé si j'ai dépassé mes sept minutes, mais je vous remercie beaucoup de votre attention.

La présidente : En effet, je pense que vous avez dépassé sept minutes, mais on ne s'en est pas rendu compte. Vous avez fait un travail admirable en nous rappelant l'importance de l'hémisphère.

Nous avons étudié en détail le Brésil. Les temps ont changé depuis cette étude. Nous nous sommes également penchés sur nos relations avec le Mexique, et le comité a déjà examiné les enjeux commerciaux dans cette région. Certains de nos travaux portaient sur l'Amérique du Sud ou la région, mais vous avez fait le point là-dessus, en particulier sur l'Argentine.

J'aimerais obtenir des précisions. Vous êtes très optimiste quant à la participation du Canada et à son influence au sein de l'OEA. Diriez-vous que le Canada devrait se joindre à la Cour interaméricaine?

M. Culham : J'avais un commentaire, que j'ai décidé de laisser tomber, au sujet de la Convention américaine relative aux droits de l'homme.

La présidente : Oui.

M. Culham : Le Canada n'est pas signataire de cette convention, pas plus que les États-Unis et certains pays des Caraïbes.

La situation devient un peu agaçante, en ce sens que lorsque le Canada se rend à Washington et à l'Organisation des États américains pour parler des droits de la personne et de leur importance au sein de la politique étrangère canadienne, la question se pose inévitablement : pourquoi ne signez-vous pas la Convention américaine relative aux droits de l'homme?

Je me suis entretenu avec des avocats ici en ville, et on m'a dit qu'il y avait de nombreuses clauses problématiques, compte tenu de la Constitution canadienne et de notre cadre juridique — par exemple, l'avortement, la liberté d'expression et la peine de mort. Malgré tout, le Canada pourrait signer la convention avec certaines réserves, en affirmant que « ces clauses ne doivent pas s'appliquer pour telle et telle raison ».

Cela fait un bon moment que nous n'avons pas examiné la question, à savoir si le Canada pourrait ou devrait signer la Convention américaine relative aux droits de l'homme. À mon humble avis, nous devrions examiner la convention de très près encore une fois, et nous devrions la signer. S'il faut écarter certains volets de la convention qui ne cadrent pas avec le régime juridique canadien, c'est ce que nous devrions faire. C'est devenu un irritant et, selon moi, nous devrions examiner la question de plus près.

La présidente : À titre d'information, le Comité des droits de la personne a en fait étudié la convention de la Cour interaméricaine des droits de l'homme, et il a recommandé que le Canada la signe, mais avec certaines réserves. Il a noté que le Canada a souvent hésité à incorporer des réserves aux accords internationaux, car d'autres pourraient être fortement tentés de faire de même. Mais dans ce cas-ci, nous avions la conviction que c'était nécessaire, notamment pour l'OEA, parce que ces réserves sont appliquées et comprises là-bas.

Avec l'accord du comité, je demanderais au greffier de distribuer le rapport de l'OEA, en particulier la partie sur la Cour interaméricaine, à titre de référence pour le travail du Sénat dans ce dossier.

Sénateur Downe.

Le sénateur Downe : Selon vous, à quel point notre position dans les îles Malouines est-elle un irritant pour le gouvernement de l'Argentine?

M. Culham : Je crois que c'est un irritant très important. L'Argentine croit très fermement que les Malvinas, comme on les appelle là-bas, appartiennent au territoire argentin. Trente ans après la guerre des Malouines, l'Argentine a lancé une campagne massive de relations publiques afin de faire parler de cet enjeu sur tous les forums internationaux imaginables, des Nations Unies à l'OEA, en passant par le G77, le G20, et cetera.

À mon sens, c'est une question d'autodétermination. C'est le principe de l'autodétermination qui s'applique. Le comité de la décolonisation des Nations Unies a adopté le principe sacro-saint que les peuples peuvent décider de leur propre destinée. L'Argentine croit que les 5 000 habitants des îles Malouines ne forment pas un peuple, mais qu'ils sont des citoyens britanniques par extension et qu'ils ont déjà une citoyenneté et une terre natale. Inutile de dire que c'est un enjeu qui n'est pas près de se régler. L'Argentine va continuer d'attirer l'attention du public sur la question. Chaque année, l'Argentine réaffirme sa souveraineté sur les îles Malouines.

Je dirais que nos alliés d'Amérique latine soutiennent fortement cette position. À l'Assemblée générale de l'Organisation des États américains, lorsqu'il est question des négociations annuelles concernant la résolution des îles Malouines, le Canada s'en abstient, tout simplement, refusant de reconnaître l'enjeu.

D'autres questions sont soulevées, comme le conflit sans fin opposant le Chili et la Bolivie concernant l'accès à la mer. C'est un sujet on ne peut plus épineux, et le Canada s'abstient encore là de prendre part aux discussions.

Au cours des dernières années, le gouvernement précédent a voté contre la résolution sur les îles Malouines. Si nos homologues d'Amérique latine étaient heureux que le Canada s'abstienne dans les années précédentes, ils l'étaient beaucoup moins de voir que le Canada s'y opposait, mais c'est néanmoins ce qu'il a fait. C'est un irritant majeur pour les Amériques, et un enjeu d'une importance capitale pour l'Argentine.

Le sénateur Downe : Nous avons voté contre récemment. Combien d'autres ont aussi voté contre?

M. Culham : Le Canada a été le seul à voter contre. Le Belize s'est abstenu, car il a sa propre bataille territoriale à livrer au Guatemala.

C'est un dossier difficile. Bon nombre des îles des Caraïbes ont déclaré leur indépendance d'après le principe de l'autodétermination. L'application de ce principe suppose une vive lutte politique. L'Argentine se montre très convaincante et a joué la carte de l'émotion et de la revendication historique, alors certains membres de l'OEA qui avaient des réserves à l'égard de ce dossier ont pu avoir de la difficulté à voter contre.

Le sénateur Downe : Vous avez dit que la contribution du Canada à l'OEA est d'environ 11 p. 100 du budget total de l'organisation, et le Canada est très actif au sein de l'OEA. Quelle est la contribution des États-Unis et à quel point sont-ils actifs au sein de l'organisation si on les compare au Canada?

M. Culham : Les États-Unis fournissent plus de 60 p. 100 du budget de l'OEA. La contribution est calculée selon la taille des économies membres. Antigua-et-Barbuda paie 17 000 $ du quota annuel. Les États-Unis, une économie colossale, paient plus de 60 p. 100 du budget. C'est un budget d'environ 82 millions de dollars, cela équivaut donc à 40 ou 45 millions. Nous en payons 11 p. 100. Le Brésil a maintenant devancé le Canada, qui est passé au troisième rang des bailleurs de fonds. Jusqu'à l'an dernier du moins, le Brésil connaissait une croissance économique plus marquée que la nôtre, et sa population est beaucoup plus importante que la nôtre aussi.

La contribution du Canada à l'OEA est donc considérable. Donc, pour sa contribution financière, mais aussi pour tout ce que le Canada apporte à la table de négociations, je crois qu'il devrait assurer un plus grand leadership au sein de l'OEA qu'il ne le fait maintenant.

Le sénateur Downe : À quel point les Américains sont-ils actifs au sein de l'OEA? Ils paient 60 p. 100 de son budget. Comparativement au Canada, à quel point sont-ils impliqués?

M. Culham : Après un an, ils n'ont toujours qu'un seul ambassadeur par intérim à l'OEA. Peut-être qu'ils ont du mal à obtenir l'approbation du Congrès, mais ils y sont. C'est un exercice important pour les États-Unis. Lorsque j'y étais, le secrétaire d'État s'est adressé à l'OEA à deux ou trois occasions. Alors oui, ils sont impliqués.

La sénatrice Johnson : Merci pour votre excellent exposé.

Vous avez parlé brièvement des relations entre le Canada et l'Argentine. Pourquoi les deux pays ne sont-ils pas aussi proches qu'ils auraient pu l'être? Donnez-nous des exemples concrets de ce qui fait obstacle à notre relation et de ce qui pourrait l'améliorer. Vous avez fait mention de visites de dirigeants, de parlementaires et de sénateurs. Je suis tout à fait d'accord avec vous pour dire que l'Amérique du Sud est un continent avec lequel nous devrions établir des liens, mais de toute évidence, la route sera longue.

M. Culham : Oui, la route sera longue. Dans une certaine mesure, nos économies sont plutôt complémentaires, en ce sens qu'elles sont toutes deux grandement axées sur les ressources. Depuis cinq ans, une grande partie des richesses de l'Argentine provient de l'exportation des fèves de soja, par exemple, mais elle compte aussi d'importants producteurs de blé, de grands producteurs agricoles — vin, bœuf. Ces produits sont exportés à l'échelle internationale.

Là où nous avons un avantage comparable, c'est au niveau des services en matière de finances, de génie et de gestion des ressources. Je crois que nous avons tenté de conclure des accords de libre-échange avec le Mercosur, dont font partie l'Argentine, le Brésil, l'Uruguay et le Paraguay. Sous l'ancien gouvernement Kirchner, ces négociations n'aboutissaient à rien, honnêtement. Le Venezuela s'est joint au Mercosur. C'est très difficile d'entamer des négociations commerciales avec l'Argentine sous l'égide du Mercosur.

Je ne suis pas certain que les choses vont s'améliorer, car le Venezuela fait toujours partie du Mercosur. Cependant, le président de l'Argentine, Macri, a déclaré qu'il n'était pas satisfait de l'attitude démocratique du Venezuela et qu'il envisageait de le faire exclure de l'organisation, car il ne se qualifie pas comme un État démocratique. Cela pourrait faciliter les négociations commerciales avec l'Argentine et le Mercosur.

Nos échanges commerciaux avec l'Argentine sont plutôt modestes par rapport aux échanges mondiaux, mais ils demeurent primordiaux pour les pays concernés.

J'ai fait référence au réacteur CANDU au début de ma déclaration préliminaire. Si je ne me trompe pas, c'est SNC- Lavalin qui est l'entrepreneur principal du projet de réfection de la centrale. C'est un exemple de relations commerciales qui bénéficient aux deux pays.

Je crois que nous devons tirer profit du nouveau pragmatisme dont fait preuve l'Argentine dans ses relations économiques internationales. L'arrivée au pouvoir de Macri est encore récente, mais nous devrions rester à l'affût des possibilités que cela pourrait engendrer au cours des trois, quatre ou cinq prochaines années.

Notre engagement n'est que la première étape. Une fois qu'on aura établi un contact avec l'Argentine — le gouvernement, les entreprises et la société civile —, je suis convaincu que des possibilités vont se présenter et qu'elles seront tout aussi intéressantes pour le Canada que pour l'Argentine.

La sénatrice Johnson : En ce qui concerne le gouvernement Macri, vous avez parlé longuement de l'OEA, et bien sûr, l'Argentine est membre de plusieurs organisations régionales, comme l'UNASUR, la CELAC et le Groupe de Rio. Comment le nouveau gouvernement va-t-il gérer cela, et comment sa participation à ces organisations va-t-elle s'inscrire dans ses nouvelles politiques intérieure et étrangère?

M. Culham : Une des forces des Amériques, et c'est aussi une de leurs faiblesses, c'est que les organisations s'entrecoupent, alors cela crée énormément de confusion.

La sénatrice Johnson : Est-ce que l'OEA est la plus importante pour nous et pour eux dans le cadre de ce nouveau régime?

M. Culham : Absolument. Le premier point de contact avec le gouvernement argentin devrait se faire de manière multilatérale par l'entremise de l'OEA.

Comme je ne suis plus fonctionnaire, je vais me permettre de dire que la CELAC n'est pas une organisation positive pour les Amériques, surtout parce qu'elle est fondée sur le principe de l'exclusion. Elle exclut volontairement le Canada et les États-Unis. C'est un produit du président Chavez et des chavistas de la Révolution bolivarienne. À l'époque, elle s'est bâtie sur des principes qui, à mon avis, ne pouvaient pas favoriser des relations internationales harmonieuses.

La sénatrice Johnson : Mais est-ce que cela fonctionne pour eux sans le Canada et les États-Unis? Est-ce que la structure qu'ils se sont donnée s'est avérée efficace de leur point de vue?

M. Culham : Je crois que c'est devenu une entité politique plus qu'un organisme de coopération. L'OEA assure différents programmes et diverses activités. Elle fait la surveillance des processus électoraux. Elle organise des activités de réforme de la fonction publique. Elle a une commission sur les droits de la personne, qui s'est avérée un grand succès.

Ce sont là des principes auxquels tous les pays du monde peuvent aspirer, et c'est pour cette raison que l'OEA est appelée à prospérer.

La sénatrice Johnson : Que fait le Groupe de Rio?

M. Culham : Le Groupe de Rio a succédé au G77 en Amérique latine. Je crois que nous devrions avant tout miser sur l'OEA.

[Français]

Le sénateur Rivard : Le sénateur Downe a parlé des effets négatifs sur la réputation de l'Argentine, entre autres, en parlant des îles Malouines. Cela nuit au pays, à sa réputation mondiale.

Pouvez-vous nous rappeler la crise de la dette souveraine? Je crois qu'il y a 10 ou 15 ans, le pays a décidé, comme une entreprise en faillite, d'offrir 10 ou 15 sous à tous les prêteurs. Les Américains sont sûrement touchés. Vous souvenez-vous si des banques canadiennes étaient impliquées? Quel a été l'impact? Souvent, un gouvernement doit emprunter pour se développer et, lorsque ses créanciers ne remboursent qu'une partie de la dette, cela a un impact. On sait également que le pays a dû, à quelques reprises, réduire de manière brutale la valeur de la monnaie et, de plus, comme dernière calamité, l'inflation y est galopante.

Quel est l'impact de tout cela? Par exemple, le règlement d'une dette souveraine à une fraction du prix incite-t-il des investisseurs étrangers à prendre des risques, ou est-ce que l'arrivée d'un nouveau gouvernement, qui apporte un vent de fraîcheur, peut rétablir la confiance des investisseurs?

M. Culham : Je vous remercie de votre question.

[Traduction]

Il y a un an et demi, une imposante délégation argentine, dont le ministre des Affaires étrangères, le ministre de l'Économie et le ministre des Finances, s'est présentée à une assemblée de l'OEA. Le but de cette délégation était de rallier du soutien à l'égard de la position de l'Argentine devant ce qu'elle qualifiait de « fonds vautour » à New York. Il était question des créanciers réticents face à la renégociation de la dette 10 ans plus tôt, alors que l'Argentine avait réussi à s'entendre avec 80 p. 100 de ses créanciers. Les autres 20 p. 100 avaient refusé de négocier et la tenaient responsable de la totalité de sa dette.

C'est devenu un exercice politique et rhétorique des plus houleux. L'Argentine se présentait comme la cible de rapaces motivés par l'impérialisme économique et le capitalisme occidental, et disait avoir besoin du soutien du monde entier pour faire plier la communauté financière internationale. Elle a soumis toutes sortes de réformes au FMI, à la Bourse de Toronto et à d'autres entités de réglementation.

Dans l'agitation que cela a suscitée à l'OEA, car c'est généralement l'effet qu'a ce genre d'enjeu, l'Argentine a bénéficié d'un grand appui politique. Aujourd'hui, nous maintenons que ce n'était pas un sujet de discussion approprié pour l'OEA. Cela allait au-delà de notre entendement et de notre mandat, et la question aura dû être soumise à un autre forum. En fait, elle était devant les tribunaux américains à l'époque.

Tout cela pour dire qu'il ne faut pas sous-estimer ce qui va se produire en Argentine relativement à tout ce dont vous avez parlé : le déclin de la devise; le taux d'inflation; et la revalidation des statistiques, qui était devenue un enjeu politique sous l'ancien gouvernement argentin, qui manipulait les taux d'inflation et de production à des fins politiques. Les changements économiques et les mesures internes à venir en Argentine ne sont pas à prendre à la légère.

À mon avis, une période de réorganisation, si je peux m'exprimer ainsi, est inévitable en ce qui concerne la dévaluation, l'inflation et la fin des subventions. J'ai vu aux nouvelles que l'Argentine allait cesser de subventionner la production d'électricité, car cela sapait les fonds publics et ce n'était pas viable à long terme.

Ici, la Banque de la Nouvelle-Écosse avait beaucoup investi durant la période des obligations en souffrance, comme vous l'avez mentionné. Heureusement, cela a été résolu depuis, mais c'était un irritant de taille tant pour le Canada que pour l'Argentine, mais surtout pour la Banque de la Nouvelle-Écosse et le gouvernement argentin.

Il faudra voir si cela pourra envoyer des signaux positifs aux investisseurs. L'ancien gouvernement n'envoyait pas vraiment de messages positifs aux investisseurs. Je crois que le nouveau gouvernement Macri en Argentine saura, avec le temps, rassurer les investisseurs. On assistera peut-être à une reprise des investissements directs étrangers et à des relations commerciales plus harmonieuses entre l'Argentine et le reste de l'hémisphère. Espérons-le.

Le sénateur Dawson : Nous en sommes encore au début du processus. Nous devons toujours établir des priorités dans les questions à étudier. L'an dernier, nous avons eu le même débat au sujet de l'Asie.

Vos arguments en faveur de l'Argentine sont convaincants, mais vous signalez également que l'OEA fait partie de la solution.

Alors, pensez-vous que nous devrions concentrer nos efforts sur l'Argentine, ou encore de privilégier une approche plus vaste, reconnaissant qu'en l'absence d'une approche globale pour l'Amérique du Sud, nous ne pourrons pas, individuellement, améliorer grandement notre situation avec l'Argentine. Pensez-vous que nous devrions miser sur l'Argentine?

Aussi, où en sommes-nous en ce qui concerne Cuba et l'OEA, et les États-Unis, bien sûr?

M. Culham : Lorsque j'étais ambassadeur au service multilatéral de Washington, il est vite devenu évident que sans de bonnes relations bilatérales avec le Chili, le Mexique et le Brésil, je n'aurais pas pu être très efficace. Nous aurions des comptes à rendre à nos homologues de l'hémisphère, tout comme ils auraient des comptes à nous rendre. Un ne va pas sans l'autre; les relations multilatérales ne peuvent être efficaces si elles ne sont pas appuyées par de solides relations bilatérales avec chacun des pays concernés.

Les ministres des Affaires étrangères de l'OEA se réunissent tous les ans à l'assemblée générale. La dernière devait avoir lieu à Haïti, mais en raison de contraintes financières, elle a eu lieu à Washington. La dernière assemblée générale de l'OEA à laquelle j'ai participé avait eu lieu au Paraguay. C'était une rencontre d'une énorme importance, car notre ministre des Affaires étrangères, et tous les autres aussi, y étaient. Ils tiennent des discussions bilatérales, mais aussi des discussions multilatérales; un ne va pas sans l'autre.

Quant à Cuba, elle a été suspendue de l'OEA. Elle est toujours membre de l'OEA, mais ne participe pas à ses assemblées. Il y a une très belle salle à l'OEA — vous l'avez probablement vue, madame la présidente —, où il y a 18 magnifiques fauteuils de bois sculpté représentant les pays fondateurs de l'OEA. Cuba y est. Le Canada aussi, même s'il n'en faisait pas partie initialement; c'était davantage un signe d'espoir que le Canada allait un jour voir la lumière et se joindre à l'OEA. Ce n'est arrivé qu'en 1989.

Cuba dit ne pas vouloir faire partie de l'OEA, encore aujourd'hui. L'OEA a invité Cuba à réintégrer l'organisation, à condition qu'elle accepte d'adopter ou de respecter les normes auxquelles les membres de l'OEA sont tenus d'adhérer en matière de démocratie et de droits de la personne. Cuba ne veut pas se soumettre à l'examen de l'OEA en matière de démocratie et de droits de la personne, pour une raison ou une autre. Ainsi, elle a choisi de ne pas accepter le dialogue avec l'OEA pour rejoindre l'organisation.

Qui sait ce qui arrivera? Nous avons eu des rapprochements avec les États-Unis. L'embargo de l'ONU contre Cuba sera-t-il jamais levé? Y aura-t-il un nouveau gouvernement à la tête de Cuba d'ici cinq ans? Y aura-t-il des changements? Tout peut changer.

À tout le moins, pour l'instant, nous pouvons dire que nous sommes sur la voie de l'engagement. Le Canada n'a jamais rompu ses relations avec Cuba; le Canada et le Mexique sont les deux seuls pays à n'avoir jamais rompu leurs relations avec Cuba depuis 1959.

Il y a donc toute une question d'histoire. Le monde n'évolue pas toujours rapidement, particulièrement en Amérique, et la question de Cuba continue d'évoluer, mais j'espère qu'un jour, Cuba deviendra un membre à part entière de l'OEA elle aussi.

Le sénateur D. Smith : J'ai passé 10 jours à Cuba le mois dernier, et je l'espère aussi, mais c'est une autre histoire.

Je vous remercie beaucoup de l'éclairage que vous apportez sur l'Argentine. Vous avez commencé par nous parler des Amériques dans leur ensemble. Je serais curieux de savoir comment les États-Unis et le Canada sont perçus en Amérique latine, d'après vous.

Prenons un exemple fou qui n'a aucun bon sens : le mur de 40 pieds que Trump veut bâtir à la frontière mexicaine (pour lequel le Mexique va payer, bien sûr). Des Latino-Américains pourraient-ils se dire : « Ce n'est pas une frontière avec le Mexique; c'est une frontière avec toute l'Amérique latine? » Y a-t-il un biais ici ou pouvons-nous espérer que ce n'est qu'une aberration fantaisiste du discours de Trump?

Y a-t-il des sentiments profondément ancrés selon lesquels l'Amérique latine ne serait pas prise au sérieux au même titre que l'Europe et diverses parties de l'Extrême-Orient?

Je pousse un peu, mais j'espère que vous comprenez ce que je veux dire. Je suis curieux d'entendre votre réaction.

M. Culham : On ne peut pas parler des Amériques sans reconnaître l'immense bagage historique des États-Unis dans cette partie du monde. Depuis des centaines d'années, les États-Unis interviennent ou s'engagent...

Le sénateur D. Smith : ... font de l'intimidation...

M. Culham : ... dans cette partie du monde. Nos collègues du sud du Rio Grande ont la mémoire longue. Cela fait partie de la didactique entre le Nord et le Sud.

Au Canada, nous n'avons pas le même bagage historique. Nous ne sommes devenus membres des Amériques qu'en 1989. Nous parlons de notre relation spéciale avec les Caraïbes, du fait que le poisson de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve est exporté vers le Sud, alors que le rhum est importé au Nord, mais dans l'histoire, nous ne faisons pas partie des grandes Amériques depuis très longtemps.

Vous avez bien raison de dire que le positionnement des États-Unis et du Canada joue beaucoup dans divers dossiers dans les Amériques.

Concernant l'idée d'un mur de 40 pieds et la migration, il n'y a pas de mot en espagnol pour « immigration ». On dit migración. Il n'y a pas de mot pour cela. On ne parle que de « migration ». Le concept de l'immigration n'existe pas.

Donc comme le disait l'ambassadeur du Canada à Washington, qui parlait français et anglais, au sujet du mot « immigration » dans les discussions : c'est ce en quoi les Canadiens croient, c'est-à-dire la primauté du droit. Nous acceptons et accueillons les immigrants qui remplissent tous les documents exigés, et la société canadienne accueille entre 250 000 et 300 000 personnes chaque année. Mais dès qu'il faut adopter des résolutions, le mot « immigration » n'est pas compris. Les gens parlent de migration, migración. Ils ont l'impression d'avoir le droit fondamental de se déplacer au-delà des frontières et de migrer.

Il y a donc eu un petit conflit sur la question des déplacements de personnes à l'intérieur des Amériques.

Le Canada est un observateur à l'Alliance du Pacifique. Nous avons envisagé de devenir membre de l'Alliance du Pacifique, mais l'un des principes de cette alliance est la libre circulation des personnes entre les quatre pays concernés : le Chili, le Pérou, le Mexique et la Colombie. Donc tant que nous n'aurons pas trouvé de compromis à ce sujet, nous resterons des observateurs à l'Alliance du Pacifique.

Le sénateur D. Smith : Avez-vous des recommandations à nous faire sur la stratégie que le Canada devrait envisager — et il y a peut-être déjà des choses que nous faisons — pour affirmer notre identité propre et montrer que nous ne faisons pas toujours qu'un avec les États-Unis pour tout? Comment pourrions-nous faire valoir notre propre identité pour être accueillis là-bas avec une plus grande ouverture?

M. Culham : C'est difficile, parce que nous avons souvent été isolés à l'OEA avec les États-Unis sur des questions comme le Venezuela, la migration et les drogues. Bien honnêtement, cela ne me dérangeait pas; en fait, j'aurais espéré que d'autres pays se joignent aux États-Unis et au Canada un peu plus souvent sur des questions qui me semblaient assez sensibles.

Bien qu'il y ait un danger que nous soyons perçus comme le miroir des États-Unis, je crois que nous sommes différents et que les gens nous voient différemment. Ils ne voient pas la société canadienne sous le même angle que la société américaine.

La sénatrice Cordy : C'est un excellent échange que nous avons là. C'est toujours plus intéressant de discuter avec un ancien diplomate, sans notes d'allocution. Je vous remercie de votre ouverture ici aujourd'hui.

Vous avez parlé de l'abolition de la CELAC, vous avez dit que ce serait le meilleur scénario. Quelle est la probabilité que la CELAC soit abolie?

M. Culham : Ce n'est malheureusement pas très probable, d'après moi.

La sénatrice Cordy : Vous avez dit qu'avant d'envisager un engagement et des discussions multilatérales avec les pays d'Amérique latine, nous devons avoir des relations bilatérales. Avons-nous de bonnes relations bilatérales avec les pays d'Amérique latine ou nos relations sont-elles meilleures avec certains que d'autres?

M. Culham : Nous avons d'excellentes relations bilatérales. Nous avons un très bon réseau d'ambassades et de hauts-commissariats dans tout l'hémisphère. En toute déférence pour mes collègues, nous avons vraiment des diplomates de première classe, qui parlent l'espagnol et le français et qui entretiennent des relations avec ces pays.

Je ne crois pas que nous ayons de très bonnes relations avec le Venezuela en ce moment. Je pense que c'est la principale crise qui pointe à l'horizon à court terme, mais de manière générale, nous avons d'excellentes relations bilatérales avec les pays de l'Amérique latine et des Caraïbes.

La sénatrice Cordy : Qu'est-ce qui empêche les pays de l'Amérique latine de travailler multilatéralement? Si nous avons de bonnes relations bilatérales, quelle est la prochaine étape? Comment pouvons-nous passer de cette situation à une véritable collaboration à l'OEA? C'est un exemple.

M. Culham : Toute cette soupe alphabet (la CELAC, l'UNASUR, le Groupe de Rio et tous les autres) ne sert pas les intérêts canadiens. Cependant, nous avons besoin d'interagir avec tous ces pays par l'OEA. Ce doit être notre principal point de contact multilatéral. Cet outil, en combinaison avec nos excellentes relations bilatérales et notre réseau d'ambassades et de hauts-commissariats pourrait, nous permettre de contrer l'influence plutôt négative des pays de l'ALBA, une autre soupe alphabet, à la table de l'OEA.

J'irai même jusqu'à admettre l'énorme déception et le choc que j'ai eus à l'OEA parce que je pensais que nous étions tous là ensemble pour représenter nos intérêts nationaux, mais dans l'objectif commun d'assurer le bien-être et la santé de l'organisation. Je me trompais. Il y a en fait des représentants à cette table qui ont pour instructions d'affaiblir et de leurrer l'organisation pour l'empêcher de faire son travail. Quand je m'en suis soudainement rendu compte, j'ai éprouvé une énorme déception.

J'espère qu'avec l'élection de Macri, les élections au Venezuela et ce retour du balancier vers le centre, nous assisterons bientôt à un renouveau au sein des Amériques, incarné par l'OEA, où nous pourrons vraiment travailler ensemble.

La présidente : Nous avons un témoin qui doit comparaître par vidéoconférence. Il y a deux autres sénateurs qui ont inscrit leur nom pour poser des questions. Pourrions-nous nous arrêter ici ou y a-t-il une question qui vous brûle les lèvres? Très bien. Merci beaucoup.

Monsieur Culham, vous pouvez constater l'intérêt que vous suscitez. Vous avez vraiment bien mis en perspective l'Argentine et la politique étrangère que nous devrions adopter à l'égard de la région. L'Argentine est un acteur important, qui change, mais il ne faut pas oublier comment elle s'intègre à la dynamique de l'Amérique du Sud dans son ensemble. Merci beaucoup.

Nous pourrions recommuniquer avec vous, et je suis certaine que vous nous répondrez aussi bien cette fois-ci. Nous vous en sommes très reconnaissants.

Nous sommes très heureux que notre prochain témoin, M. Sergio Berensztein, président-directeur général de la firme Berensztein Consulting, ait accepté malgré un court préavis de comparaître devant le comité par vidéoconférence.

Je crois comprendre, monsieur Berensztein, que vous vous trouvez en Indiana en ce moment, mais que vous êtes essentiellement basé en Argentine. Nous nous trouvons simplement à vous attraper en cours de voyage. Vous travaillez comme analyste politique, et il est extrêmement important que notre comité sache tout ce qui se passe de nouveau en Argentine.

Je vais vous demander de nous présenter brièvement la situation telle que vous la voyez en Argentine en ce moment. Y a-t-il un changement important? Est-il trop tôt pour le dire? Je vous prie de nous faire part de vos observations.

Malheureusement, nous bénéficions de moins de temps que prévu en raison de difficultés techniques, je devrai donc limiter les questions et réponses, mais si vous avez un exposé à présenter, je prendrai les questions et réponses après.

Bienvenue au comité, monsieur Berensztein.

Sergio Berensztein, président-directeur général, Firme Berensztein Consulting : Merci beaucoup. Je suis très heureux d'être ici.

L'Argentine se trouve à un point tournant, après plus d'une dizaine d'années d'administration très populiste et radicale. Des élections libres et justes se sont tenues en octobre et en novembre, et le président Macri a été élu avec une faible majorité, mais a réussi à tirer parti des conséquences des politiques populistes, comme le taux d'inflation élevé, l'instabilité de l'environnement économique et la mise en œuvre autoritaire de politiques par une présidente autrement assez populaire.

L'Argentine est le premier pays d'Amérique latine à faire la transition depuis un régime populiste et autoritaire à un régime politique qu'on espère plus ouvert et démocratique. Divers pays dont le Venezuela, l'Équateur, la Bolivie, le Nicaragua et l'Argentine ont été emportés par cette vague très inhabituelle vers la gauche. Il ne s'agit pas d'une gauche sociale-démocrate, mais plutôt d'une version nationaliste populiste de politiques gauchistes.

Pour comprendre ce qui s'est passé en Argentine au cours des 10 dernières années, environ, je vous prie de vous rappeler la très grande crise que nous avons vécue en 2001, qui se compare à peu près à la crise vécue en Grèce, mais sans l'aide de l'Union européenne, du FMI et de la communauté internationale en général.

Cette crise a causé une chute de plus de 30 p. 100 du PIB de l'Argentine et des taux de chômage astronomiques, d'où cette tendance vers ce qu'on appelle la « démocratie non libérale ». Cette frange politique continue de tenir des élections, mais les politiques qu'elle met en œuvre ne sont pas démocratiques, en ce sens où l'opposition ne peut jouer un rôle et utiliser le Congrès pour créer un consensus. Il s'agit plutôt d'un régime présidentiel hybride, dans lequel le président Néstor Kirchner, d'abord, puis la présidente Cristina Fernández de Kirchner, prenaient toutes les décisions en utilisant les pouvoirs de l'exécutif.

Je pense que je vais clore mes observations liminaires ici. Comme vous le savez, nous avons eu de très bons prix pour les marchandises entre 2003 et 2012. Beaucoup de pays d'Amérique latine ont connu une bonne croissance grâce à cela, particulièrement grâce aux prix de l'énergie et des produits de base (les aliments notamment), qui ont vraiment généré beaucoup de croissance dans la région.

Le fait est que cela ne s'est pas traduit par un réel développement, comme on aurait pu s'y attendre, mais pendant un certain temps, les pays de la région en général et l'Argentine en particulier ont eu l'impression que les choses s'amélioraient. Grâce à une hausse des recettes fiscales, beaucoup de gouvernements ont réussi à transférer de l'argent aux pauvres, par différentes politiques, notamment par l'augmentation du nombre de signataires.

Le problème, c'est que ce cycle est terminé et que les pays de la région en général, et l'Argentine en particulier, sont maintenant confrontés à de fortes compressions budgétaires. L'écart budgétaire de l'Argentine représente 7 p. 100 de son PIB. Comme vous le savez, ce n'est pas viable à long terme. Cette nouvelle administration est donc contrainte d'adopter des politiques très difficiles, qui pourraient lui coûter cher politiquement, pour réduire l'écart budgétaire et maîtriser l'inflation.

Le taux d'inflation annuel y est d'environ 30 p. 100, ce qui est très élevé. Bien sûr, nous avons du mal à avoir accès au financement international en raison du défaut de paiement de la dette de l'Argentine au début du siècle et du litige qui se poursuit devant les tribunaux internationaux, particulièrement à New York.

Le nouveau président essaie de résoudre tous ces problèmes en même temps, ce qui est très difficile : réduire l'écart fiscal et contenir l'inflation, tout en remettant l'Argentine sur l'échiquier pour qu'elle ait accès au financement international.

Nous prévoyons des changements importants en matière de politique étrangère. Nous constatons déjà une nouvelle approche, dans l'idée d'établir une relation plus stable et plus rationnelle avec les autres pays de la région et les puissances occidentales en général, et de mettre en œuvre la politique économique.

La bonne nouvelle, c'est qu'il y a une excellente équipe à la tête du pays. Ce sont des économistes chevronnés qui ont la responsabilité de concevoir et de mettre en œuvre la politique économique. Mais le programme s'annonce très difficile, et le président aura besoin de beaucoup de capital politique pour pouvoir mettre ses politiques en œuvre.

Dans le jeu de diapositives que je vous ai envoyé, vous verrez une foule de données par lesquelles je compare l'Argentine aux autres pays de la région et de la planète. Je serai très heureux de répondre à vos questions, aujourd'hui et plus tard, sur toute l'information que je vous ai fournie.

Je vous remercie infiniment de votre attention.

La présidente : Merci beaucoup, monsieur Berensztein.

Le nouveau président est en place, mais si ma mémoire est bonne, il a remporté une victoire à l'arraché. L'opposition aura un rôle important à jouer.

Voici la question qu'on me pose constamment depuis quelques semaines : quels sont les signaux en Argentine qui vous portent à croire que ces changements sont là pour rester et qu'ils vont s'implanter? Y aura-t-il plutôt un recul vers le populisme et le nationalisme en raison de toutes les pressions qui s'exercent en Argentine, malgré un appui assez positif de l'extérieur du pays? Autrement dit, la dynamique politique à l'œuvre en Argentine permettra-t-elle au président de maintenir le cap et de mener son projet à bien?

M. Berensztein : Vous posez une excellente question, qui met en relief un fait très important : le principal problème en Argentine, c'est la gouvernance, l'aptitude à créer le consensus au sein de l'appareil politique et la viabilité à long terme des politiques.

Si l'on étudie l'histoire du pays et sa situation démocratique depuis 1883, on observe constamment le même déplacement du balancier de gauche à droite. Pendant quelques années, il y a une administration ouverte à l'économie, puis quelques années plus tard, c'est le contraire. C'est la conséquence de ce manque de consensus.

Vous indiquez en préambule de votre question que le président a été élu avec une marge de trois points. Il fait face à une forte opposition au Congrès, c'est-à-dire à la Chambre et particulièrement au Sénat. Cependant, Cristina Fernández de Kirchner, même si elle était effectivement très populaire, elle ne représentait pas le noyau de son parti, le Parti péroniste. Dans l'histoire, le Parti péroniste a toujours été très modéré, assez conservateur, alors que Cristina Fernández de Kirchner était plutôt radicale. En fait, ses politiques se sont surtout radicalisées pendant son dernier mandat, de 2011 à 2015.

Il importe toutefois de remarquer, quand on analyse la force des politiciens populistes, que depuis que Cristina Fernández de Kirchner est partie, le Parti péroniste revient vers le centre et propose un programme plus modéré. C'est déjà un signal intéressant au Congrès et dans la société en général. Même aujourd'hui, il y a une fracture dans le bloc péroniste au Congrès. Les nouveaux péronistes, plus modernes, indiquent déjà au président qu'ils sont prêts à négocier un compromis. La même chose s'observe au Sénat.

Il y a une explication financière à tout cela, c'est-à-dire que le président détient le pouvoir sur beaucoup de ressources, alors que les gouverneurs ont besoin de ressources financières. Ils doivent donc faire des compromis avec le président. À court terme, nous verrons de la gouvernance. La grande question, c'est toutefois s'il y aura de la stabilité à long terme dans les politiques.

J'ai bien peur de ne pas pouvoir vous garantir que ce sera le cas. Tout va dépendre du cycle des affaires internationales, particulièrement des prix des produits de base. Cela va dépendre aussi du succès de l'administration dans la mise en œuvre de ses politiques, puis plus tard, de la réforme structurelle. Quoi qu'il en soit, il est clair que le président Macri pourra faire des choses, même s'il est loin d'avoir remporté une victoire écrasante et qu'il a même frôlé la défaite.

La sénatrice Johnson : Bonjour, je vous remercie d'être avec nous aujourd'hui.

De toute évidence, vous êtes bien placé pour prendre le pouls de la société argentine. À quel point la société argentine souhaite-t-elle des changements structurels? La vaste majorité des citoyens voit-elle le bien-fondé de la création d'institutions indépendantes et d'une structure de gouvernance transparente?

M. Berensztein : Les trois principaux candidats en lice à l'élection de l'année dernière (le président Mauricio Macri; Daniel Scioli, ancien gouverneur de la province de Buenos Aires; et Sergio Massa) sont très modérés. Cristina Fernández de Kirchner n'a pas réussi à modifier la constitution pour pouvoir se présenter de nouveau; elle n'a pas réussi non plus à désigner une personne proche de ses idées et de son idéologie pour briguer la présidence.

Les élections de l'année dernière sont donc déjà le signe d'un glissement vers la modération dans la société civile. Autrement dit, l'électeur moyen a préféré des idées plutôt modérées aux anciennes politiques plus radicales, en raison des conséquences de ces politiques populistes, dont l'inflation élevée, le faible emploi et le manque de financement international. Les trois candidats à l'élection de l'an dernier témoignent de cette évolution des valeurs de la société civile. Je pense donc que le président a l'occasion d'utiliser son mandat pour modifier les politiques.

Cela dit, la création de nouvelles institutions prend beaucoup de temps. Le processus de changement priorisera les questions les plus urgentes d'abord, dont la maîtrise de l'inflation, la réduction du déficit et le repositionnement de l'Argentine pour qu'elle puisse renouer avec la croissance. Éventuellement, il y aura également des tensions pour que le gouvernement s'attaque à la corruption, qu'il renforce le système judiciaire et se dote de meilleures institutions pour renforcer le système fédéral.

Je pense que c'est le début du changement. Il est trop tôt pour dire si le président réussira son pari, puisqu'il n'est en poste que depuis moins de 55 jours, mais son programme est très ambitieux. Il prévoit effectivement des changements dans les politiques institutionnelles et des mesures pour combattre la corruption. Le président s'est engagé personnellement à combattre la corruption. Il y a une ancienne agence qui connaît une réorganisation sous la direction d'un chef très fort, et je crois que cet engagement fait foi du consensus de la société civile pour créer un système politique plus transparent.

La sénatrice Johnson : Le gouvernement Macri a-t-il reçu mandat qui lui permet d'accroître le libre-échange?

M. Berensztein : C'est une question très importante. Je dirais que Macri croit au libre-échange. Il croit aux marchés. Toutefois, l'administration précédente a mis en œuvre un grand nombre de politiques populistes, dont des politiques protectionnistes, dans tous les secteurs sans faire de planification stratégique. De nombreux emplois ont été créés dans des secteurs qui, nous le savons tous, ne sont pas viables à long terme. Cependant, la transition d'un ensemble de politiques protectionnistes à une économie plus ouverte pourrait engendrer la perte de ces emplois, et le prix à payer est très élevé sur le plan politique. C'est pourquoi je pense que l'administration actuelle privilégiera une approche graduelle vers l'adoption d'un ensemble de politiques axées sur le marché.

Par exemple, le président Macri a dit qu'il aimerait vraiment que l'Argentine fasse partie du PTP. Il voudrait participer à cet effort visant à ouvrir nos marchés et les faire entrer en Asie. Nous pouvons le faire avec le Chili et d'autres pays de la région, probablement de façon indirecte. Cela indiquait sa conception des choses.

Les hauts fonctionnaires reconnaissent que d'un point de vue politique, il n'est pas possible de le faire dans un avenir prévisible. C'est un objectif compréhensible, mais concrètement, le président adoptera une approche prudente et graduelle à l'égard du libre-échange.

La sénatrice Johnson : Monsieur, compte tenu de la lenteur des progrès du Mercosur, le Canada devrait-il entamer des discussions bilatérales sur un accord de libre-échange avec l'Argentine plutôt que de discuter avec le Mercosur?

M. Berensztein : J'envisagerais certainement cette possibilité, surtout puisque les deux pays ont un potentiel assez comparable : des secteurs agricole et énergétique forts, beaucoup de potentiel dans le secteur minier et une industrie automobile assez vigoureuse, de même que des services professionnels. Les deux économies y gagneraient, à mon avis. Les deux pays y trouveraient leur compte. C'est sans aucun doute une voie intéressante.

Le sénateur Housakos : Je remercie notre invité de nous avoir présenté un exposé instructif.

Ma question est plus spécifique et porte sur les aspects économiques. J'examine la situation du point de vue du nord de l'Amérique — là où nous sommes — et sa présence dans le sud. Il y a de nombreuses années, le Canada et les États- Unis ont signé un accord de libre-échange qui nous a beaucoup apporté. Nous avons signé l'Accord de libre-échange nord-américain avec le Mexique afin d'accroître nos échanges. Bien sûr, le Canada est une nation commerçante.

Nous n'avons pas vraiment vu les effets positifs de notre accord avec le Mexique, notre voisin qui est plus loin au sud. Les États-Unis en ont bénéficié davantage. L'accord leur est beaucoup plus profitable qu'à nous.

De plus, il semble que les États-Unis réussissent toujours mieux que le Canada à ouvrir de nouveaux marchés et à établir des relations économiques dans les pays de l'Amérique centrale et de l'Amérique du Sud, en Argentine en particulier — veuillez me corriger si je me trompe.

À votre avis, quelles sont les principales raisons pour lesquelles les États-Unis réussissent mieux que le Canada à établir des liens économiques avec l'Amérique latine? Que peut faire le Canada pour surmonter les obstacles auxquels il est confronté?

M. Berensztein : C'est une question très intéressante. Puisque mes connaissances à cet égard sont limitées, je serai prudent.

Je pense que lorsqu'il s'agit de faire bouger les choses rapidement, les États-Unis sont plus actifs et convaincants. Au-delà du libre-échange et de la partie officielle de l'accord, il faut que les entreprises fassent leur travail. Il faut que des sociétés jouent un rôle. L'accès au financement est essentiel. On a besoin de bons gestionnaires qui ont une expérience internationale et la volonté d'accomplir quelque chose. Je crois qu'à cet égard, les États-Unis avaient une longueur d'avance, car ils étaient présents dans la région avant même la signature de l'accord. Les multinationales les plus importantes dans la région étaient des multinationales américaines. C'est ce qui explique en partie la situation, à mon sens.

J'ai cependant l'impression qu'il s'agit d'un long processus. Le processus d'intégration peut comprendre différentes périodes. Les choses évoluent très rapidement. Les technologies changent la donne. Une fois que les pays s'adaptent au libre-échange, il n'y a pas de limite. Il s'agit de se lancer et de trouver des possibilités.

En Argentine, de très importantes entreprises canadiennes prospères obtiennent des résultats tangibles, surtout dans le secteur minier et aussi dans le secteur de l'énergie. L'énergie non classique offre beaucoup de possibilités au pays. Ce sont donc des secteurs très intéressants à explorer.

Les États-Unis jouissent d'un avantage pour ce qui est de former et d'informer les élites. Il y a de nombreuses décennies, c'est l'Europe qui jouait ce rôle. Ces dernières années, les États-Unis ont attiré une bonne partie de l'élite. J'ai moi-même obtenu un doctorat en Caroline du Nord. Parfois, il s'agit d'influencer indirectement ou de convaincre des acteurs. Cela n'a rien à voir avec le commerce; cela a à voir avec les mesures prises pour rapprocher les gens et amener différentes cultures à se comprendre.

Il pourrait s'agir d'étudier les possibilités d'informer les gens d'affaires, l'élite politique et d'en profiter pour s'introduire dans les cultures de la région et particulièrement de l'Argentine.

La présidente : La présence de l'Espagne est importante en Argentine et il en est de même pour l'Italie. Le président a déclaré qu'il veut explorer la possibilité que le Mercosur devienne un outil de libre-échange avec l'Europe. Les choses semblent avancer à cet égard. Vous disiez que c'était son objectif à long terme seulement. Dans quelle mesure cet accord de libre-échange générera-t-il des retombées? Est-ce plutôt un signe que sur le plan politique, on veut rétablir le contact avec l'Europe?

M. Berensztein : Exactement, voilà la raison. Le Mercosur n'est pas une réussite. Il a été créé pour intégrer le Brésil et l'Argentine. En tant qu'accord de libre-échange, c'est un échec. Il s'agit en fait d'un succès sur le plan politique.

L'objectif des deux présidents qui ont créé le Mercosur, le président Alfonsin de l'Argentine et le président Tancredo Neves du Brésil — qui est décédé peu de temps après avoir été élu —, c'était non seulement de créer une zone intégrée sur le plan économique, mais surtout — et c'est très important —, de tenir compte de l'expérience européenne pour réduire les risques que l'Argentine et le Brésil s'engagent dans un conflit militaire. Au fil de l'histoire, ces deux pays se considéraient comme des ennemis, et les deux forces militaires songeaient à la possibilité d'entrer en guerre. En intégrant les économies des pays, ces dirigeants démocrates voulaient réduire l'importance du pouvoir militaire — il ne faut pas oublier qu'il y a eu de nombreux coups d'État militaires dans la région — et aussi, à vrai dire, réduire le budget de la défense. Sur ce plan, ils ont réussi.

Je ne veux pas dire que le Mercosur est un échec; ce n'est pas le cas. Toutefois, sur le plan économique, il n'a pas aidé ces deux pays à se moderniser et à créer une infrastructure commune favorisant les échanges. Il s'agissait plutôt d'une grande zone protectionniste.

Les liens avec l'Europe existent depuis longtemps, et vous avez souligné quelque chose de très important : les relations très étroites avec l'Italie et l'Espagne, mais aussi avec d'autres pays européens. Les négociations entre l'Union européenne et le Mercosur durent depuis 20 ans maintenant, et elles n'aboutissent jamais parce que le Brésil ou l'Argentine hésitent à ouvrir leurs marchés.

Nous repartons maintenant à neuf avec l'élection de Mauricio Macri, qui veut vraiment changer les choses. N'oubliez pas que le Brésil traverse actuellement une crise majeure sur les plans économique et politique. Il y a un manque de leadership dans la région, et le président Macri tente humblement d'agir et de le combler.

Comme vous l'avez dit, les relations avec l'Europe sont très importantes. Il faudra beaucoup de temps avant que des choses s'accomplissent, mais en attendant, le président montre sa volonté de faire partie du nouveau contexte international et il utilise ce leadership pour influencer le Venezuela.

Permettez-moi de faire une brève observation. Mauricio Macri est convaincu que la situation dans laquelle se trouve le Venezuela est extrêmement compliquée, que le pays vivra une crise politique et économique à terme et que l'ensemble de la région, en particulier les pays du Mercosur, sera obligé d'aider le Venezuela un peu partout. Il ne faut pas oublier que ce pays fait partie du Mercosur. Il en est devenu membre au cours des trois dernières années.

Il veut se faire entendre. Si je soulève la question, c'est que parce que le Venezuela est membre du Mercosur, la signature d'un accord de libre-échange avec l'Europe est entravée, et ce, pour des raisons liées aux droits de la personne. C'est une question importante qui peut jouer un rôle, ce qui fait obstacle à des négociations fructueuses.

La présidente : L'Uruguay a beaucoup évolué. Là où l'Argentine et le Brésil étaient dominants dans le Mercosur, le Paraguay et l'Uruguay ne l'étaient pas. Nous avons engagé le dialogue avec l'Uruguay sur des ententes et cherchons des possibilités. Ce pays semble tourné vers l'avenir à bien des égards, tant sur les questions sociales que sur les questions commerciales et économiques. Les relations entre le nouveau président et le président de l'Uruguay sont-elles bonnes?

M. Berensztein : Oui. Paradoxalement, le président Macri est, disons, un président de centre droit, tandis que le président Vázquez fait partie d'une coalition de partis de gauche. Les deux hommes se connaissent. Ils ont eu une rencontre très fructueuse il y a deux semaines. Ils sont déjà en train de régler des problèmes qui avaient été créés sous le gouvernement précédent en Argentine. Paradoxalement, l'idéologie de Cristina Fernández de Kirchner se voulait normalement proche de celle de l'Uruguay, mais nos rapports sont très conflictuels. Il y a des problèmes : de questions environnementales à des questions politiques. L'Argentine et l'Uruguay ont toujours été très proches, sur les plans culturel et géographique, et cela a créé un décalage sans précédent dans l'histoire. Macri essaie d'utiliser ces conflits antérieurs pour donner un nouvel élan à ses relations avec l'Uruguay.

L'Uruguay est devenu une source de stabilité et de bon sens dans la région, et devient un acteur très important. Je crois que c'est très bon pour la région de nouer le dialogue avec l'Uruguay, car encore une fois, il apporte le bon sens et la stabilité, et je dirais également que c'est un pays très intéressant dans plusieurs secteurs. Parce qu'il s'agit d'un petit pays, il peut vraiment faire partie de la solution et avoir une très grande influence dans la région.

La présidente : Monsieur Berensztein, nous vous remercions de nous avoir donné votre point de vue. Votre analyse sur ce qui se passe en Argentine nous est extrêmement utile. Il se peut que nous fassions encore appel à vous. Si vous voulez ajouter quoi que ce soit à votre témoignage, nous en serions ravis.

Nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation et d'avoir pris le temps de comparaître pendant que vous menez un autre projet, en Indiana. Nul doute que nous reprendrons une partie de vos observations dans le cadre de nos travaux et qu'elles se retrouveront dans notre rapport. Merci.

(La séance est levée.)

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